dimanche 26 décembre 2010

RIEN SANS CADRE

Publié sur Acta le 6 décembre 2010



Dans cette foisonnante exploration de la philosophie de l’art, Patricia Signorile, spécialiste de l’œuvre de Paul Valéry1, développe la métaphore de la « culture du cadre » en interrogeant l’épistémologie de la peinture, voire les cadres de l’humanisation, les possibilités du possible. Si cette méditation amplement documentée mène de l’Antiquité à l’extrême contemporain, les noms de philosophes tels Platon, Aristote, Descartes, Kant ou Hegel apparaissent continûment, mais aussi ceux de Panofsky, Haskell, Benjamin, Bourdieu ou Didi-Hubermann par exemple. « L’art dans son cadre doit être universellement compris » (p. 101), est l’une des prémisses de cette étude proposant une réflexion sur le « recadrage » de nos conceptions. Bien que l’on sache au plus tard depuis Léonard de Vinci que la peinture est également science, notre façon de comprendre la culture reste souvent dichotomique, séparant culture scientifique et culture artistique2. L’esthétique apparaît dans cette étude comme « le cadre de la vérité de l’art », or l’art étant forcément historique, « l’historicité de l’art en tant que devenir des cultures humaines pose le problème de l’identité de cet art qui se transforme au cours de son histoire » (p. 146). L’analyse de la peinture dans son cadre va bien au-delà d’une remise en question de l’art et de la peinture :
Équilibre, déséquilibre, épaisseur de la touche, lumière, prismes visuels, espace, mouvement, fragment d’une histoire, tous ces éléments alimentent le cadre d’une tension entre l’espace et le temps et favorisent la projection de l’instant dans l’espace. L’image picturale actualise un cadre de paradoxes et de polémiques, de stéréotypes imposés par une société qui, envahie pas la production d’images, est dépossédée du recul nécessaire pour les voir et les analyser. (p. 153)
Toute en étant une introduction instructive à la philosophie de l’art, cet ouvrage, avec ses détails historiques et ses réflexions congruentes, est également un plaisir de lecture – même si la quantité de chemins abordés risque de faire oublier, par moments, le questionnement principal. Il faut toujours trouver un cadre. C’est ce qui délimite l’étude de Patricia Signorile, en dépit de toute ouverture et des pensées transversales qui peuvent parfois sembler arbitraires : il s’agit du cadre lui-même, au sens métaphorique, mais aussi au sens littéral. Sans le cadre à travers lequel on passe, le « cadre » en tant que parabole n’existerait pas. Dans la mesure où tout ce qui se passe en nous se situe toujours dans un cadre donné, cela signifie que nous apercevons et reconnaissons les choses en adoptant une certaine attitude, donc à partir d’un cadre précis. Toute croyance, toute pensée prend place dans un cadre, même si l’on ne s’en rend pas compte au moment même où l’on croit ou pense quelque chose. C’est la distance qui permettra de distinguer le cadre : s’il n’est pas visible, il faut le révéler, s’il n’existe pas, il faut le créer, afin que tout ne se désorganise pas en indétermination. L’étude de Patricia Signorile démontre que la recherche consiste justement à trouver un cadre pour ce qui fut préalablement indéterminé : le cadre de la peinture. Qui a affaire au cadre mais suit en même temps la pensée ouverte, se trouve face à un paradoxe : un cadre crée de l’ordre, alors qu’un questionnement critique concerne un cadre que l’on ne connaît pas encore. Tenter d’y répondre, c’est trouver une explication, présenter un fait dans un ou dans de nouveaux cadres. Vers la fin de son étude, la critique affiche l’importance de « faire de la pensée et de l’art un gai savoir » : « Tant que l’image demeure le lieu des paradoxes et des polémiques, elle suscite une pensée vivante qui s’insurge contre les idéologies simplificatrices, les idées convenues, les stéréotypes imposés par une société […] qui finit par perdre le recul nécessaire pour les voir. » (p. 214) Ce livre montre que le cadre invente la peinture ; ce faisant, il participe à l’émergence d’un concept qui, en devenant un objet autonome, a révolutionné les domaines du religieux, du politique et de l’imaginaire.
L’Art du cadre
Composé de trois parties principales (« Le cadre visible : objet et normes », « Le cadre de la peinture : dispositifs et usages », et « Le cadre invisible : idées et matérialité »), cet ouvrage contient aussi un bref « Hors-cadre » placé après les douze chapitres formant ces trois volets. C’est par ce « hors-cadre » que nous allons commencer un prompt parcours à travers cette étude. « L’œuvre d’art nous entraîne dans un domaine dont le cadre exclut toute la réalité du monde environnant, et donc aussi nous-mêmes pour autant que nos faisons partie de ce dernier. » Cette phrase de Georg Simmel, tirée de La Tragédie de la culture (1895), ouvre ce court chapitre liminaire qui traite, entre autres, de « la libération de la figuration » :
Aujourd’hui, si la pratique des artistes remet en question le cadre contextuel de l’œuvre elle-même, le philosophe doit être attentif à cette nouvelle forme d’iconoclasme culturel. La peinture hors du cadre traduit une esthétique qui rompt avec la contemplation idéalisée au profit d’une plus grande proximité avec le spectateur. Enlever le cadre, consiste à symboliquement enlever toutes les limites de la peinture. (p. 209)
Que le cadre soit visible ou invisible, il « marque toujours une frontière, une rupture entre le monde intérieur et le monde extérieur. L’œuvre est le langage d’une séparation, son cadre. » (p. 210) Que l’on pense à la fenêtre d’Alberti ou au cadrage photographique, on peut y voir une boîte fermée. La bordure qui entoure un tableau ou l’encadrement d’un miroir peuvent apparaître comme quelque chose de rigide ; au sens figuré, c’est ce qui délimite les possibilités d’action. Mais c’est aussi ce qui constitue l’environnement d’une personne ou d’un objet – on pense au cadre de vie, ou encore, précisément, à celui de la culture. Abordant l’art contemporain, Patricia Signorile souligne que face au cadre du tableau et de la peinture, il reste la capacité philosophique et la visée de croire que « la lucidité porte le défi d’autre choses, car là même où il est impossible de voir une alternative, le cadre ne cesse de se reconstruire. » (p. 213) La fin de ce chapitre liminaire consiste en un plaidoyer concernant le développement produisant un sous-développement moral et physique, une incapacité de saisir les problèmes multidimensionnels, fondamentaux et globaux : « Le mythe de l’objectivité triomphante est ainsi pathologique et conduit abusivement à la dévalorisation de la subjectivité. » (p. 214)
L’introduction souligne l’importance du cadre – dans la peinture occidentale depuis le Quattrocento, pour la représentation, mais aussi pour le discours culturel – ainsi que son origine, au sens propre et figuré, qui se voit réduite à deux éléments fondamentaux : d’une part, le « bouleversement du cosmos avec la disparition d’une hiérarchie naturelle remplacée par un univers indéfini », d’autre part, la « géométrisation de l’espace conçu comme une extension homogène et infinie » (p. 9). Cependant, le cadre de la peinture s’étant transformé dans le temps, on se trouve face à un paradoxe : « Le peintre construit, sur le support du tableau, un modèle de la vision qui ne donne pas à voir la copie du réel mais une pure construction intellectuelle. » (p. 11) Dès lors, le cadre est complice de l’illusion instituée comme paradigme. Même si Patricia Signorile affirme explicitement qu’il ne sera pas question de l’histoire du cadre mais de la peinture dans son cadre (p. 13), et donc aussi de ses limites, on constate que les questions abordées – la réorganisation de la culture et du savoir, le subjectif et l’objectif, la maîtrise de la perspective, l’évolution de la position sociale du peintre, etc. – finissent toutes par renvoyer au cadre (de la peinture, de l’art, de la culture). La peinture dans son cadre se trouve renvoyée à ses propres interrogations et à ses propres ruptures qui sont perpétuellement celles du monde actuel. Dès lors, le système contemporain d’information visuelle semble identique à celui du tableau, à savoir : « un dispositif spatial de croyance » (p. 16). L’activité du peintre construit une réalité qui ne se borne pas à imiter la nature ou à représenter un idéal, mais crée une image paradoxale contribuant malgré elle au dévoiement de l’art par l’invention de son objectivité. C’est ainsi que le cadre de la peinture renvoie celle-ci à ses propres interrogations, à ses propres limites.
Le second volet du « cadre » de cet ouvrage, la conclusion finale, insiste sur le fait que l’invention du tableau dans son cadre a enfanté une idée révolutionnant d’une part le domaine du religieux, du politique, du logique et de la communication, d’autre part aussi le marché de l’art. Tandis que le cadre « assigne le tableau, qui donne alors à voir », le cadre de la peinture « souligne un dispositif inédit, le tableau » (p. 216). Si le tableau se transforme, surtout au XIXe siècle, cela est entre autres dû à la rationalité économique capitaliste occidentale produisant une sélection des peintres et de leur spécialisation tout comme le contrôle de la production. Photographie, cinéma et numérique transforment à leur tour le cadrage de la peinture. Même si l’on reconsidère, avec Didi-Hubermann, l’énigme de la « présence » de l’œuvre à partir du regard, ce phénomène fait penser au cadre de la peinture afin d’en saisir le dévoiement ou la transmutation (p. 217). D’après Patricia Signorile, « la peinture, comme l’art en général, témoigne fort heureusement de la “possibilité du possible” » : la visée de la peinture reflète ce que nous sommes, « une vie dans l’épreuve de sa passion, de son angoisse, de sa souffrance, de sa joie » (p. 218). Par conséquent, le cadre est forcément idéologique ; plus encore, l’œuvre d’art serait imaginaire, l’art étant « expérimental, expérientiel, plastique » (p. 219). On a affaire à un « principe d’incertitude » (Didi-Hubermann) face à cette peinture qui donne au public non seulement à voir, mais aussi à penser. Selon la critique, « l’autonomie de l’art cristallise le manque de liberté des individus dans une société d’oppression […], si les individus étaient libres l’art serait, à la fois, la forme et l’expression de leur liberté » (p. 221). Ce sont les penseurs de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer, qui définissent les tâches de l’intellectuel dans le sens où Patricia Signorile l’entend : que l’intellectuel témoigne de la souffrance tout en luttant contre l’évolution du monde, qu’il agisse en récusant l’aveuglement. Le refus de nourrir l’historicisme nostalgique de la fin de l’art, voire du « grand art », semble être la seule solution pour l’artiste qui désire vraiment produire3. Les deux dernières pages de l’étude, consacrées aux bouleversements du cadre de la peinture au XXIe siècle, postulent que la théorie d’art doit « s’intéresser à l’activité artistique elle-même, du côté de la production et non de la réception », l’art étant « une fabrique, un artefact » (p. 223). Puisqu’il s’agit d’aborder la culture, l’art, la peinture, et donc aussi le cadrage de celle-ci, pour que l’art retrouve sa puissance originale et ne demeure pas vaine création d’objets, l’esthétique de la production devrait l’emporter sur l’esthétique de la réception.
Cultures du cadre en trois parties et douze chapitres
I) La première partie – les chapitres I-IV traitant du « cadre visible » – illustre que le cadre résulte d’un processus avant même d’être l’objet d’une délimitation. Le questionnement du processus et du projet du cadre montre que tout cadre est un « objet culturel » ayant pour fonction principale de faire passer le tableau du regard du peintre à celui du spectateur (p. 24). Patricia Signorile interroge autant la rhétorique du cadre et du tableau que la triade platonicienne du bien, du bon et du beau, mais aussi la rationalisation de l’esthétique (dans la philosophie cartésienne, notamment), vu que la révolution cartésienne entraîne au XVIIIe siècle une réflexion sur l’art spécifiquement esthétique. Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Leibnitz, Du Bos, Diderot – le parcours à travers l’histoire de l’esthétique est long et détaillé, mais pas trop non plus, sinon le livre ne pourrait respecter le cadre d’un essai érudit d’un peu plus de deux cents pages.
Le savoir de la science dite positive n’est donc qu’un savoir, incomplet, sous une forme, provisoire, en instance d’animer le discours total dont il est alors un moment. Ainsi, le cadre de l’épistémologie « post-cartésienne » se comprend plutôt comme un faisceau de problèmes et non de solutions. Elle situe donc la question du cadre de la connaissance scientifique essentiellement comme une source de conflits, de conciliations, de dévoiements, entre un réalisme qui démultiplie la valeur absolue des idées scientifiques et un cadre philosophique et esthétique qui souligne leur caractère de symboles. (p. 51)
Si l’on se sert des termes classiques des théories cognitives, le tableau joue un rôle « représentationnel », car il sert d’intermédiaire pour la perception, le stockage et l’utilisation de l’information. Plus encore, un tableau opère comme une narration, c’est un récit, une histoire (p. 58). Le livre traite également du cadre « prototypal et normatif » (la fonction normative étant toujours présente dans une œuvre visuelle) et de « l’espace en règles » (dès lors que représenter devient synonyme de calculer, la vision et le message s’objectivent). Alors que toute époque ou aire géographique possède une « perspective », c’est la perspective centrale de la Renaissance qui joue un rôle essentiel pour la problématique du cadrage, tout comme pour la volonté ludique du trompe-l’œil, par exemple. Le parallèle entre Léonard de Vinci et Paul Valéry (pp. 72-73) est révélateur à ce sujet. Patricia Signorile y souligne que de Vinci n’est pas l’auteur d’un système, comme le pense Valéry dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, mais qu’il fonderait au contraire une « rhétorique de l’œil » comme expérience philosophique du monde. En résumé, « les “inventeurs” de la représentation perspective de l’espace de la Renaissance sont des créateurs d’illusion et non pas des imitateurs particulièrement avisés du réel » (p. 73). Dans la mesure où la « peinture s’architecture » et « l’architecture se picturalise », on a dorénavant affaire au registre du spectaculaire tout autant qu’à celui du spéculaire (p. 74). Les dernières pages de la première partie traitent ainsi de la « culture de l’œil » ou de « l’invention de l’objectivité spectaculaire » (le rationalisme albertien, humanisme calqué sur le modèle paradigmatique de la rhétorique et des mathématiques, anticipe celui du classicisme), puis de l’« esthéticité technologique » (où l’on retrouvera une réinterprétation de la notion de « perte de l’aura » benjaminienne, p. 80), enfin des « exigences de la raison » (l’expérience du monde n’étant rien d’autre que la saisie par l’homme de ses propres productions).
II) Si, à la fin de la première partie, on peut éventuellement se demander où se trouve le cadre dans ce discours sur l’enfermement méthodologique, la deuxième partie, « Le cadre de la peinture : dispositifs et usages » (chapitres V-VIII), traite le thème de façon plus explicite. Le chapitre V interroge le « cadre comme prothèse » : le retour de la peinture sur ses propres constituants, sur ses composantes minimales comme la surface, la ligne, la couleur, le plan ; la méthodologie positiviste et le positivisme pictural ; la mise en culture de l’invention. C’est à l’intérieur du débat concernant les prothèses formant le temps et l’espace que « s’initialise l’artefact du tableau dans son cadre comme prothèse » (p. 99). L’autonomie de la peinture représente un pas indispensable pour l’indépendance artistique ; dès que le créateur signe son œuvre, une étape supplémentaire de l’autonomisation de la peinture est franchie. Ainsi, à partir du XVIIe siècle, en dépit de la dépendance des commanditaires et de la hiérarchie de l’Ancien régime, les artistes producteurs de tableaux organisent leur mode d’existence sous la forme d’associations. Un siècle plus tard, à Paris, le peintre émerge de son statut d’artisan pour se fondre progressivement dans celui de l’artiste. Cependant, jusqu’au XVIIIe siècle, les artistes sont tributaires du mécénat royal, aristocratique et ecclésiastique, pour promouvoir leurs revenus autant que leur renommée. Ce ne sera que plus tard qu’ils se voueront à l’art « pour l’art » et qu’ils devront ainsi trouver un autre public qui leur permettra de poursuivre le développement artistique. Le chapitre VI, au sujet de la « marchandisation de la peinture », envisage les disciplines nouvelles et les métiers inédits, car le « cadre de base de la carrière d’un artiste du XVIIesiècle se définit par plusieurs étapes » (p. 108). Comme l’œuvre d’art, l’artiste est soumis à la loi du marché. À partir du XVIe siècle on observe que l’œuvre, de plus en plus perçue comme un objet de collection, devient une marchandise. Le développement du marché de l’art, de ventes d’art, de collections et de musées est une conséquence logique, un phénomène accompagnant l’adaptation de l’art aux nouveaux mécanismes commerciaux :
Le cadre du métier de marchant se structure dans un contexte de globalisation économique, avec des outils économiques opérationnels, comme les expositions-ventes in situ, les catalogues raisonnés, les contrats qui lient les galeristes aux artistes, mais aussi les appuis financiers des banques. (p. 120)
Le chapitre VII concerne les relations ambivalentes que le pouvoir entretient, sous toutes ses formes, avec la culture et les artistes. Patricia Signorile se réfère alors à un énoncé d’André Malraux dans Le Musée imaginaire (« nous sommes en train d’élaborer un monde de l’art d’où tout cadre a disparu : c’est celui des livres d’art. Le cadre y est remplacé par la marge »), mais aussi à la position de Pierre Bourdieu qui perçoit la fonction sociale de la culture et de l’art. On observe que le goût pour l’art a non seulement développé l’amour qu’on lui porte, mais aussi un sentiment d’appartenance et d’exclusion. Quant au cadre de la perception, il démontre que celle-ci n’est pas réductible à un enregistrement passif des objets : « L’expression artistique, loin d’être une donnée absolue, ne peut être comprise qu’en fonction de catégories historiquement et socialement construites. » (p. 125) La sous-partie consacrée aux « Écrivains et critiques d’art ou la dixième muse » distingue clairement histoire de l’art et critique d’art : « la critique d’art du XIXe siècle français parvient à se constituer comme une sorte de cadre en marge de l’hégéliansime » ; plus encore, « la critique d’art réalise en définitive une histoire de l’art amputée de l’histoire » (p. 127). La dixième Muse est apparue au XIXe siècle afin de donner son avis sur les œuvres de ses neuf sœurs. En d’autres termes, elle initie une forme particulière de la société du spectacle où, d’après Guy Debord, la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé. Autrefois, le critique jugeait, selon Patricia Signorile, alors que son rôle, de nos jours, consisterait à se soumettre ou à orienter le goût selon la pratique collective : « Cette accentuation du cadre de la communication va de pair avec une recherche de la représentation qui se contente, désormais, de manipuler des symboles voyants au moment même où les idéaux communautaires de la société se transforment. » (p. 134) On arrive ainsi aux « dispositifs du simulacre » (chapitre VIII), soit aux musées et à l’intellectualisation de l’art, puis à une réflexion sur « l’humanisation du temps » (l’histoire de l’art contribuant à produire une temporalisation de l’humanité) et la « penséeesthétologique qui consiste à prendre en considération davantage les procédés qui génèrent l’œuvre que l’œuvre elle-même » (p. 151). En résumé, l’analyse de la peinture dans son cadre touche en effet à tous les problèmes gravitant autour des concepts de l’objet et du sujet, qui sont aujourd’hui à leur tour remis en question, tandis que les pratiques des artistes s’interrogent sur l’œuvre elle-même.
III) La troisième partie de l’ouvrage (chapitres IX-XII) concerne le « cadre invisible » ; il y est question de l’anatomie entre la forme et la couleur dans l’art, de l’ombre et de la lumière, de la chromophilie, mais aussi de la « bataille des images », c’est-à-dire les bouleversements importants qui, en Orient comme en Occident, débouchent sur une crise de l’image dans la religion. L’intention communicative, la fonction éducative et didactique de l’art se constituent en même temps. L’essentiel demeure que « l’image doit raconter une histoire. Son cadre est toujours celui du langage et de l’interprétation. » (p. 171) L’acte interprétatif est indispensable, puisque la peinture dans son cadre « relève d’un ensemble de traces, de symptômes, figurés en quelque sorte par un autre mystère, que la peinture invente le plus souvent en faisant subtilement “dissembler », comme l’écrit encore Didi-Hubermann, toute la représentation mimétique. » (p. 176) Le tableau est dès lors un dispositif qui transforme des messages à différents niveaux ; la peinture n’étant plus un simple objet de contemplation mais un discours agissant sur le public, l’œuvre devient une performance. Toutefois, il convient de souligner le risque d’enfermement :
Lorsque l’œuvre n’est plus que la manifestation de la littérarité, l’exhibition de sa « structure » ou le résultat d’un concept, elle devient elle-même son propre savoir. Savoir de soi, mais désormais de soi seulement. (p. 180)
Le chapitre XI questionne la « fabrique de la vision », soit le cadre de la vision et le goût de la méthode (le cadre perceptuel désigne un cadrage qui sert à isoler une portion du monde visible), « l’œil impressionniste » et la participation perceptive des spectateurs (la nouvelle technique implique une mutation du rapport avec l’objet ou le cadre en général) ainsi que la « vision par pixel et la réforme méthodique ». Finalement, Patricia Signorile souligne que les arts de l’image se trouvent toujours au cœur des questions concernant le statut du sujet humain et sa place comme individu dans la société (p. 194). Pour comprendre le cadre de l’œuvre picturale, il convient donc de se retourner vers l’expérience affective de l’artiste, mais aussi vers l’autoréférentialité de l’œuvre. « Le spectaculaire de l’objectivité » est le titre du dernier chapitre : la « réalité-tableau » et le « monde-spectacle », l’individu en tant que « sujet-regard » sont quelques aspects de la discussion autour de l’objet et du sujet, l’objectivité et la subjectivité, le relativisme, le procédé épistémique d’encerclement. La sous-partie traitant de « l’épochè phénoménologique » souligne pour finir l’importance de la méthode réductionniste :
Si la réduction peut d’abord être comprise comme une limitation ou un cadre, elle apparaît, en définitive, comme le seul moyen de libérer la dimension « créatrice » de la conscience qui demeure dans l’ignorance d’elle-même. (p. 200)
La toute dernière sous-partie pose dans son titre la question de savoir si le tableau peut être compris « comme cadre représentationnel cognitif d’adaptation ». Ce sont dès lors les fonctions du tableau-narration qui sont en jeu. L’art révèle des mondes possibles : en rendant les choses invisibles visibles, il fait voir. Le paragraphe ultime de l’étude de Patricia Signorile concerne la « crise du monde actuel » et le déséquilibre existant entre la science et la peinture : « La science est spectaculaire alors que l’invisible ne l’est pas. Il existe une sorte de barbarie sur le plan intellectuel, une sorte de lacune abyssale comme s’il fallait se presser de croire que toute science est objective puisqu’elle est spectaculaire dans ses productions. » (p. 208) Dans la mesure où la réalité ne se réduit pas aux choses, l’art renvoie à des potentialités présentant un horizon dans lequel un monde original est possible.

Revenons, pour finir, à la problématique du cadre par rapport à cette riche étude. Alors qu’un cadre structure la composition, des pensées transversales créent du désordre. Impossible d’éviter une telle pensée dans notre contexte, car ce paradoxe souligne une caractéristique de l’étude de Patricia Signorile. En tant qu’esthéticienne et historienne de la peinture, la philosophe est en même temps à la recherche d’un ordre – la structure symétrique de son livre présente un cadre équilibré –, et confrontée à l’abondance des faits historiques et de ses propres pensées. Le cadre peut être milieu tout comme il peut être bordure, canevas ou limite, voire lien ou entre-deux. Il représente une sphère à laquelle se réfère peut-être tel énoncé de Paul Valéry : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort. » Cet ouvrage critique incite à la vigilance à une époque où le monde mécanique de la vision s’impose comme vision prédominante et manipulatrice de la société, et « où culmine l’idée d’une raison qui serait uniforme et surtout universelle » (p. 224). Le Cadre de la peinture ne cherche pas seulement à définir la théorie d’une expérience esthétique, mais il s’agit également, et même surtout, d’une démarche philosophique.

Notes :
1 On pense notamment à Paul Valéry philosophe de l’art, publié avec le concours du C.N.R.S., Paris, Vrin, 1993, 2000, ainsi qu’à des articles comme par exemple « Paul Valéry philosophe de l’événementiel », in La pensée, la trace, éd. Patricia Signorile, volume I, Publications de l’Université de Provence, 2000, pp. 31-50, ou à la participation à des ouvrages collectifs comme Paul Valéry, Cahiers (1894–1914), Galllimard, volumes IV (1992) et V (1994). Les recherches de Patricia Signorile portent sur les processus de création artistique et les faits de culture. Elle a également collaboré au collectif Les limites de l’œuvre, Michel Guérin et Pascal Navarro (éds.), Publication de l’Université de Provence, 2007.
2 Voir à ce sujet André Chastel, Léonard ou les sciences de la peinture, Paris, Éditions Liana Levy, 2002.
3 Quant à la notion de refus, on pense également à Paul Valéry : « Le travail sévère, en littérature, se manifeste et s’opère par des refus. » (Paul Valéry, Œuvres I, Paris, Gallimard, 1957, p. 641.)
Pour citer cet article : Ariane Lüthi , "Rien sans cadre", Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document6035.php
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